Reconstuire l’école à partir de ceux qui en ont été les plus exclus
Régis Félix – 23 mars 2021
L’objectif premier du Mouvement ATD Quart Monde est l’éradication de la grande pauvreté, éradication dont les premiers acteurs sont les personnes qui vivent au quotidien cette grande pauvreté. L’école est au centre des préoccupations du Mouvement car, comme chacun le sait, en France la corrélation entre le milieu social et la réussite ou l’échec à l’école est très importante. Quitter l’école sans diplôme, ou sans avoir jamais pu être acteur de son orientation, ne permet pas de s’insérer dans le monde professionnel et, surtout, est un obstacle fort à la participation pleine et entière à la vie de notre société. L’école peut donc être un instrument de promotion pour certains, mais un instrument de reproduction de la grande pauvreté pour d’autres.
Que constate-t-on ? Les enfants et les jeunes de familles en situation de grande pauvreté sont sur-représentés dans l’enseignement adapté (75 % d’enfants de milieu défavorisé en SEGPA par exemple) et dans l’enseignement spécialisé (ULIS, IME, ITEP…). Leurs parents ont très souvent vécu un parcours scolaire semblable, et ce sont des fratries entières qui sont ainsi orientées. Cela veut-il dire que la grande pauvreté est synonyme de déficience intellectuelle ? Évidemment non ! Il serait trop long de donner de multiples exemples d’adultes passés par ces enseignements adaptés ou spécialisés pour lesquels on se demande à posteriori pourquoi ils y sont allés. Et, bien sûr, il en est de même maintenant pour leurs enfants. Comment ne pas être profondément touché, révolté même, en entendant un adulte, aussi sain d’esprit et intelligent que vous et moi, dire à propos de sa scolarité : « je suis allé à l’école des fous », en parlant d’un IME. Comment ne pas s’interroger devant des jeunes qui parlent d’eux-mêmes en se traitant de « gogol » lorsqu’ils fréquentent un ITEP ou une SEGPA ?
Pourquoi les enfants de familles en situation de grande pauvreté sont-ils si souvent en grande difficulté scolaire ? Sont-ils, eux et leurs parents, coupables de quelque chose ? Ou alors, renversons la question : Pourquoi l’école ne sait-elle pas prendre en compte les enfants de milieu défavorisé et a-t-elle tendance a externaliser la lutte contre l’échec scolaire ? La médicalisation abusive de l’échec scolaire est un fait reconnu, étudié, dénoncé et qui ne cesse de croître. La prise en charge de l’enfant en grande difficulté hors de la classe, hors même du cursus scolaire ordinaire, est devenue un processus organisé, planifié, alors que, si on veut bien ne pas se cacher les yeux, c’est un processus d’exclusion.
L’échec scolaire n’est pas un handicap au sens de la loi sur le handicap de 2005. La lutte contre l’échec scolaire relève de la loi sur l’école de 2013. Ne nous trompons pas de référence.
La MDPH collabore avec l’école dans le cas d’un enfant porteur de handicap pour lui apporter la meilleure orientation, ou la personne qui va l’accompagner dans sa scolarité (AESH), ou pour lui fournir des moyens matériels adaptés à son handicap. Mais que vient faire la MDPH dans le cas d’un enfant non porteur de handicap ? Sait-on ce que représente pour des parents l’annonce du handicap de leur enfant, quand cette annonce est faite dans un cadre médical ? Pour les parents en situation de grande pauvreté cette annonce est faite en catimini, par le biais d’un dossier (GEVASCO) souvent à peine expliqué, et sans justification médicale. C’est lourd de conséquences et cela doit cesser.
Pourquoi l’école est-elle en échec dans le domaine que nous venons de décrire ? Une première réponse est politique. Depuis de nombreuses années, l’école voit se succéder les réformes et les lois, le plus souvent sans continuité, parfois même en contradiction entre elles. Changer l’école nécessite un temps long qui n’est pas le temps du politique. Changer l’école au bénéfice de tous, sans exclure personne, nécessite une réflexion politique liée à la société que nous voulons construire ensemble. Cette réflexion, nous l’attendons toujours.
Une deuxième réponse est liée au cadre très contraint dans lequel les enseignants doivent travailler. Ce cadre est l’héritage de traditions pédagogiques et institutionnelles dont on ne se débarrasse pas facilement. Nous avons beaucoup de mal à nous extraire d’un système scolaire où l’on enseigne la même chose, en même temps, à tous les enfants. Le cadre est aussi entretenu par le système hiérarchique. Et il est une sécurité pour ceux qui enseignent au milieu des tribulations erratiques de l’école.
Répondre à la question de l’échec de l’école, refuser les orientations vers l’enseignement adapté ou spécialisé des enfants qui n’ont rien à y faire, nécessite de sortir du cadre. Il faut oser aller voir ailleurs, réfléchir à une autre manière de faire école avec les familles, à d’autres voies pédagogiques éloignées des voies traditionnelles, peut-être aussi à une autre organisation de l’école et de la classe. Il faut se mettre en état de recherche et quitter le confort de l’école traditionnelle.
Voilà pourquoi le Mouvement ATD Quart Monde a initié depuis deux ans la recherche-action CIPES : Choisir l’Inclusion Pour Éviter la Ségrégation. Nous avons proposé à des écoles volontaires de sortir du cadre pour ne plus pratiquer ces orientations pour cause de pauvreté. Dans un texte commun avec plusieurs syndicats d’enseignants, les Fédérations de parents d’élèves, des mouvements pédagogiques et une quinzaine de chercheurs, nous avons dénoncé l’injustice de ces orientations et proposé aux écoles volontaires de se mettre en état de recherche. Une douzaine ont répondu positivement à l’appel.
Choisir l’inclusion, disons-nous. Une école inclusive est une école où personne ne se sent inclus ! Lors d’une conférence du CNESCO sur l’école inclusive, une mère d’enfant porteur d’un handicap disait ceci : « Lorsque mon enfant rentre de l’école, il raconte sa journée et dit « nous les inclus, nous avons fait ceci ou cela ». Tant que mon enfant parlera de lui en se disant inclus, l’école ne sera pas inclusive ». Ou bien tous les enfants d’une classe sont inclus, ou bien aucun ne l’est, sinon il y a ségrégation. L’école française tend vers l’inclusion : temps d’inclusion des élèves de SEGPA dans des classes de référence, idem pour les élèves d’ULIS, classes d’IME délocalisées dans un collège, jeunes d’ITEP scolarisés dans le collège proche… Mais on est encore bien souvent dans une intégration éloignée de l’objectif à atteindre. Si ces tentatives d’inclusion profitent à certains, et tant mieux, elles sont aussi pour d’autres de simples moments dans des classes sans bénéfice évident. L’école inclusive qui se met réellement au service de chaque enfant, de chaque jeune, est un idéal qu’il faut garder comme un objectif réaliste, même s’il est encore lointain.
Plusieurs pistes seront explorées par les écoles engagées dans la recherche-action CIPES : le partenariat, la pédagogie, l’éthique, le travail en équipe.
Le partenariat
Nous allons parler essentiellement du partenariat avec les parents, et prioritairement des parents qui ont le plus de mal à venir à l’école. Ceux-là ont souvent eu une histoire scolaire difficile. L’école représente pour eux un lieu où ils ont eux-mêmes connu l’échec et l’exclusion.
Revenons sur ces orientations pour cause de pauvreté vers l’enseignement adapté ou spécialisé. Peut-être faut-il voir dans ces orientations le fait que l’école ne se reconnaît pas dans ces enfants. Ils la dérangent, en ne rentrant pas dans le modèle qui a cours dans l’école. Et pour cette raison elle les rejette. Pour sortir de cette impasse, il faut se tourner vers les parents. En entrant avec eux, et plus particulièrement avec ceux « qu’on ne voit jamais », dans un partenariat étroit, il sera possible à l’école de s’interroger, de se remettre en cause, de faire évoluer son modèle.
Paulo Freire[1] écrit : « La pédagogie des opprimés, comme pédagogie humaniste et libératrice, comprendra deux moments bien distincts. Le premier quand les opprimés découvrent le monde de l’oppression et qu’ils s’engagent dans la praxis pour sa transformation ; le second quand, la réalité oppressive étant transformée, cette pédagogie n’est plus celle des opprimés, mais celle des hommes en marche permanente vers la libération. […] Seuls les opprimés, en se libérant, peuvent libérer leurs oppresseurs. Ceux-ci, en tant que classe qui opprime, ne peuvent ni se libérer ni libérer autrui. ». Bien sûr il paraît excessif d’employer les termes « opprimé » et « oppresseur » dans un cadre français, alors que Paulo Freire l’employait dans le cadre des réalités de l’Amérique du Sud. Et pourtant… Les plus pauvres aspirent à la libération et la société française, dont fait partie l’école, est très loin de répondre à cette aspiration. Rien ne se fera, y compris à l’école, sans eux.
Interrogé sur ce que représentait pour lui la réussite scolaire, un père de famille eut cette réponse spontanée : « Qu’au moins tous nos enfants sachent lire et écrire ». Cela voulait-il dire que cet homme manquait d’ambition pour ses enfants en se limitant aux savoirs dits fondamentaux ? Non, bien sûr. Par cette réponse il criait sa colère à l’école en affirmant qu’il est inadmissible qu’un enfant sorte du cycle 3 sans savoir lire et écrire, ou à plus forte raison qu’il sorte de l’école élémentaire sans maîtriser ces deux savoirs. « Qu’au moins… » disait-il et bien évidemment il espérait beaucoup plus. Si cet homme pouvait dire cela en étant entendu, compris, et si on lui demandait ce qu’il mettrait derrière ce « au moins », il est probable qu’il y aurait matière à réflexion pour l’école. Le projet de l’École, et les projets d’écoles, ne peuvent se passer de la participation des parents les plus pauvres, ou alors c’est admettre implicitement qu’ils n’y ont pas leur place et leurs enfants non plus.
Ce partenariat avec les parents est essentiel aussi pour les enfants. Les multiples incompréhensions, malentendus, qui existent entre les parents en situation de grande pauvreté et l’école (voir les très nombreuses études sur ce sujet) situent les enfants dans un écartèlement entre deux mondes qui ne se rencontrent pas : le monde de l’école et le monde familial et social. Mettre un enfant dans un tel conflit de loyauté, c’est l’empêcher d’apprendre, c’est le sommer de choisir. Peut-on lui reprocher de choisir sa famille et de ne pas « devenir élève », suivant l’expression souvent employé ? Le fossé qui se creuse de plus en plus, entre les familles en situation de grande pauvreté et l’école est un obstacle majeur à la réussite scolaire des enfants.
L’école se trouve confronté à un conflit culturel qu’elle doit affronter, non pas seule, mais avec les parents. Su ce sujet Geneviève Defraigne-Tardieu[2] écrit ceci : « Le conflit culturel est le désavantage que subissent les élèves lorsque leur culture familiale n’est pas accordée à celle que suppose la réussite scolaire. Il joue un rôle considérable dans l’inadéquation de l’enseignement et de la formation des personnes qui vivent dans la grande pauvreté et l’exclusion. Celles-ci peuvent avoir des stratégies, des perceptions, des références extrêmement divergentes avec celles de l’institution scolaire ou de formation. A ceci s’ajoute la déficience institutionnelle qui est le désavantage de traitement des familles populaires, l’orientation vers des filières spécifiques, des programmes moins exigeants et des attentes moins élevées de la part des enseignants. Ceci même à performance égales avec des élèves venant d’autres milieux. »
Un autre partenariat vient en complément naturel de celui des parents : la partenariat avec le quartier. Une école, un collège, s’inscrivent dans un quartier qui a son identité, son histoire. Dans ce quartier existent des lieux en réseau qui lui donne vie : centre social, bibliothèque, associations culturelles, maison pour tous… L’école, le collège, ont toute leur place dans ce réseau et ont tout à gagner à y être présent.
Pédagogie
Il a déjà été question de pédagogie dans ce qui précède.
Comment mettre en œuvre une pédagogie qui libère, qui émancipe ? Voilà cent ans exactement que se réunissaient des mouvements pédagogiques se posant cette question et qu’ils fondaient la Ligue Internationale pour l’Education Nouvelle (avec, entre autres, le mouvement Freinet et le tout nouvellement créé GFEN). 100 ans plus tard où en sommes-nous ? Avons-nous avancé ? L’école française a-t-elle bénéficié de la réflexion de ces mouvements ? Poser la question c’est en grande partie y répondre !
Dans toutes les actions d’accès à la culture, au sens le plus large, menées par le Mouvement ATD Quart Monde avec des enfants, des jeunes ou des adultes, l’expérience montre qu’instaurer la coopération entre les participants est toujours la pédagogie la plus efficace. La place manque ici pour développer ce que sont les Bibliothèques de rue, les Universités populaires Quart Monde, les groupes d’accès aux savoirs pour les jeunes, le Mouvement d’enfants Tapori. Ce sont autant de lieux où l’on retrouve des caractéristiques pédagogiques communes :
- La cadre est clairement posé. Ce qui est permis et interdit est clairement dit. Et c’est dans ce cadre bien défini que la liberté des participants peut se développer.
- Chacun peut avancer dans sa quête de savoir sans entraver l’avancée d’un autre ou sans être entravé par l’avancée des autres. Autrement dit : la compétition, le classement, la comparaison continuelle, n’ont pas leur place.
- L’interaction entre les participants, la coopération, sont la règle.
- Le savoir n’a de sens que s’il est partagé. Il est une œuvre collective.
- Dans ces lieux d’accès aux savoirs, il n’y a pas de pré-requis excluants.
- Toute séance de travail s’appuie sur une observation fine des participants et en particulier de celui ou celle qui a le plus de difficulté.
- Les projets pédagogiques doivent y être ambitieux.
Geneviève Defraigne-Tardieu[3] écrit : « Apprendre procède de l’activité du sujet. Sa capacité d’action est nécessaire […]. dans les situations de grande pauvreté, le plus souvent, l’école ne joue pas son rôle, tant il y a rupture ou déconnexion entre les intérêts de l’école et l’intérêt des apprenants. Ce qui est engrangé par l’apprenant est ce qui fait sens pour lui, or les ruptures de sens empêchent la démarche d’apprendre. La production de sens est un élément clé de l’apprendre, mais celui-ci est très souvent négligé, et son absence risque d’être confondu avec une incapacité fonctionnelle. C’est là une source majeure d’échecs à l’école et de l’école ».
Ethique
Est-il nécessaire de parler d’éthique après avoir parlé de pédagogie ? L’une ne va pas sans l’autre. Et pourtant le mot éthique est souvent absent dans le vocabulaire de l’Éducation nationale et de l’Ecole. Nous avons déjà posé quelques principes en parlant de pédagogie. Ajoutons-en quelques- uns :
- Tous les enfants sont capables d’apprendre.
- Respecter l’enfant c’est aussi respecter le temps de l’enfant.
- L’enfant le plus en difficulté, le plus exclu, de la classe est celui qui sert de référence pour les projets pédagogiques. Il est celui qui construit le savoir avec les autres.
- Enseigner exige de changer de regard sur les enfants et leurs parents, c’est se transformer soi-même.[4]
La plupart des enseignants débutants sont prêts à être convaincus de ces quelques principes. Mais comment durer ? Comment ne pas baisser les bras ? Comment garder cette humanité professionnelle tout au long d’une carrière ? Ce n’est pas dans l’exercice solitaire du métier d’enseignant que cela est possible. Il est nécessaire de passer du travail individuel au travail en équipe.
Travailler en équipe
Même s’il y a des avancées pour les enseignants, et plus largement pour tous les personnels de l’Éducation nationale, travailler en équipe n’est pas encore un mode de travail très répandu. Et pourtant, il y aurait tellement à y gagner.
Pour les enseignants d’abord. Pensons à ce que pourraient apporter des groupes d’accompagnement en pratique réflexive, des formations continues permettant de partager des moments décisifs de leurs pratiques, des partages de moments didactiques, des coordinations en pratique d’évaluation, etc.
Pour les élèves ensuite. Pensons à l’élève de collège qui voit dans sa semaine une dizaine de professeurs différents avec pour chacun une pédagogie qui lui est propre, des implicites différents, des séquences sans suite logique en passant d’un professeur à un autre, un savoir morcelé, cloisonné. Et n’oublions pas l’enfant de l’école primaire qui change de maître ou de maîtresse sans qu’il y ait toujours continuité pédagogique au sein d’un même cycle.
Des écoles pratiquent de plus en plus le décloisonnement, l’échange d’élèves entre classe pour diverses raisons. Ce sont des pas importants vers le travail en équipe. Ils sont à multiplier fortement.
Terminons en citant Joseph Wresinski[5] (fondateur du Mouvement ATD Quart Monde) : « Savoir, c’est d’abord avoir la conscience d’être quelqu’un, pouvoir donner une signification à ce que l’on vit, à ce que l’on fait, pouvoir s’exprimer. Savoir, c’est avoir une place dans le monde, connaître ses racines, se reconnaître d’une famille, d’un milieu. Savoir, c’est par conséquent pouvoir participer à ce qu’est et fait autrui.
Savoir, c’est comprendre ce que l’on est, ce que l’on vit, pour pouvoir le partager avec d’autres, c’est faire des expériences dont on ne sorte pas humilié, mais fier. »
Voilà un beau programme pour l’école.