Lettre CIPES n°18

Dans cette Lettre Cipes et les suivantes, nous proposons un récit d’exclusion recueilli lors de la journée de rencontre entre militants et militantes du 31 mars 2023. Il est suivi d’un questionnement d’une enseignante sur ses pratiques au regard de l’exclusion .

Récit de Franck, Militant Quart Monde. 1er Avril 2023.

Je suis de la communauté des gens du voyage. Et une expérience douloureuse dans la caravane de la famille, il y a eu un incendie et donc je me suis retrouvé à aller à l’école primaire. Et comme on vient de la communauté des gens du voyage, on a commencé par être insulté par les élèves : c’était « pouilleux, t’es sale, mal habillé, euh », enfin plein de choses, pas très… bon bref…… Voilà et puis dans un premier temps, moi je me suis battu, je me suis défendu,… donc je me suis battu et quand je me battais, c’était moi l’agresseur et en fait c’était toujours moi qui étais puni. Toujours moi, c’est toujours à moi qu’on disait « C’est toi qu’a cherché » ou « t’as pas à taper », voilà.
Et puis ben suite à ça, moi je me suis, … enfin je me suis formé une carapace, je suis resté dans mon coin, à tel point que,… on a fini par m’oublier, je me suis rendu, je me suis rendu invisible en fait. Et ce qui se passait dans la classe, ce qui se passait dans la cour, en réalité ça ne m’intéressait pas du tout. Et du coup, j’ai pas appris. Ou alors, ce que je voulais bien apprendre de mon côté, quoi, mais voilà, c’est tout … C’est déjà pas mal !

Récit d’une enseignante

Lorsqu’un·e enfant à besoins éducatifs particuliers doit réaliser des apprentissages qui correspondent à ceux d’enfants plus jeunes pour cause de retard scolaire important, les autres enfants perçoivent bien la différence entre le travail qui lui est donné et le leur, et l’enfant concerné·e aussi. Je me questionne toujours sur la situation d’exclusion ou le sentiment d’exclusion que cela peut engendrer. Bien évidemment, donner le même travail à tout le monde créerait une situation d’exclusion encore plus injuste (la mise en échec systématique d’un élève).

Les dernières réunions Cipes

Réunions d’enseignant·es

Afin de répondre à la demande des différentes équipes impliquées dans le projet Cipes et nous adapter aux disponibilités de chacun·e, nous avons organisé deux rencontres en distanciel, qui se sont tenues le 11 mai et le 1er juin 2023.
L’objectif de ces réunions était de réfléchir, à partir de trois récits d’enseignantes, aux éléments essentiels pour comprendre une situation d’exclusion dans un contexte scolaire, et pour agir face à celle-ci en tant que professionnel.les.
De nombreuses questions sont apparues pour mieux comprendre le contexte de l’exclusion : « à quel moment de l’année sommes nous ? » ; «  Est-ce que l’absentéisme est une problématique de cette école ? »…
Nombre d’actions d’actions possibles ont ensuite été évoquées : « Prendre en charge les enfants et les écouter » ; « Trouver une solution en collaboration avec les parents et le reste de l’équipe scolaire »…

Réunion de chercheur·es

La réunion a été introduite par Dominique Reuter, avec une proposition de critères pour penser la diversité des situations de chaque école engagée dans l’expérimentation Cipes, tant en termes de localisation (milieu rural vs milieu urbain) que d’ouverture ou de repli sur soi des équipes des écoles.

Les chercheur·es ont ensuite présenté le suivi qu’ils et elles ont réalisé, ainsi que les évolutions prévues dans leur accompagnement. Cela leur a permis de comparer les difficultés et les facilités rencontrées. Différents éléments évoqués semblent se recouper. En premier lieu, la difficulté d’assurer un suivi régulier apparaît comme récurrente, avec des raisons variées (taille de l’école qui empêche un suivi global de toute l’équipe enseignante ; éloignement de l’école suivie et difficulté de déplacement ; manque de disponibilité des équipes accompagnées ; problèmes internes à l’école, etc.)

Dans un second temps, les chercheur·es ont exposé la diversité de l’avancement du projet Cipes pour chacune des écoles ainsi que les actions prévues ou mises en application dans ces différents projets : les relations écoles-familles-quartier ; la présentation du Projet Cipes aux personnels arrivant dans l’école ; le sens des apprentissages ; les formations sur la grande pauvreté…

Après ce tour de table, trois des chercheur·es ont mis en avant leurs réflexions et leurs avancées théoriques. L’un d’entre eux travaille sur le paradoxe entre l’intention inclusive de certains dispositifs et le caractère excluant de ces derniers, qui se manifeste au travers de la stigmatisation des élèves concernés. Un autre chercheur a souligné l’intérêt de notre entrée par l’exclusion qui permet, selon lui, de mieux comprendre ce qui est appelé ailleurs « inégalité scolaire ». Enfin, une réflexion sur les différentes approches de la question des langues et du langage a été présentée.

Cette réunion a permis à l’équipe de coordination de faire un point sur les différents accompagnements tout en élargissant la recherche Cipes à de nouvelles analyses.

Journée Cipes avec des Militant·es QM – 30 juin 2023

Le vendredi 30 juin, six militant·es QM ont été réuni·es par l’équipe de coordination Cipes à Montreuil pour travailler sur les formes de mise à l’écart et de mise en retrait dans les classes et plus largement dans le contexte scolaire, et sur les façons de communiquer avec les équipes enseignantes engagées dans l’expérimentation.

Le groupe de travail de la rencontre CIPES du 30 juin 2023. Photo : Valentin Zemmer.

Dans un premier temps, ce groupe de réflexion a visionné deux capsules vidéos et les militant·es QM ont été invité·es à en faire un debriefing, à la manière des observations en classe.

Dans un second temps, en 2 groupes, il a été demandé aux militant·es QM d’effectuer un travail de repérage et d’analyse des formes d’exclusions, plus ou moins visibles, dans ces mêmes capsules. Enfin, chaque groupe a réfléchi à la manière de restituer les points essentiels de ce travail d’analyse aux équipes enseignantes. L’objectif était de rendre compréhensibles et audibles les points de vue des militant·es sur ces formes d’exclusion.

Dans l’un des ateliers, c’est surtout la question des élèves qui se mettent en retrait qui a été discutée. Il a semblé aux militant·es QM que l’absence de sollicitations de ces élèves par les enseignant·es, risquait de transformer ces mises en retrait en mise à l’écart des apprentissages. Le groupe en a donc appelé à la vigilance face à ces comportements d’élèves, à la recherche de solutions auprès de l’équipe enseignante, des parents, du personnel de soutien… L’importance d’une formation de qualité des enseignant·es a été soulignée.

Dans l’autre atelier, les militant·es QM ont élaboré une série de questions à l’attention des enseignant·es engagé·es dans cette recherche. Celles-ci portent aussi bien sur la répartition des élèves dans la classe que sur la gestion du temps scolaire. « Nous nous sommes astreints à composer ces questions de façon à ce qu’elles puissent être entendues par tous les participants de cette recherche. »

Rencontre CIPES. 30 juin 2023. Photo : Valentin Zemmer.

En plénière, pour conclure, il nous a semblé que ce travail avait permis de se confronter aux contraintes de la communication dans une recherche participative. Comme le disait un militant QM, « tu apprends [ici] à juger différemment le métier d’enseignant et [à être] beaucoup plus bienveillant ».

Nos conseils de lectures pour l’été

Articles :

Ouvrages :

  • Ben Ayed Choukry (dir.), 2021, Grande pauvreté, inégalités sociales et école – Sortir de la fatalité, Ed Berger Levrault.
  • Botté-Allain Françoise & Delattre Bernard, 2022, Du Soutien au soutien chez des personnels de direction de l’Éducation Nationale, Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 23, 5-20. https://www.analysedepratique.org/?p=5458.
  • Delahaye Jean-Paul, 2022, L’école n’est pas faite pour les pauvres. Pour une école républicaine et fraternelle, Ed. Le Bord de l’Eau.
  • Felouzis Georges, 2020, 2e ed., Les inégalités scolaires. Collection « Que sais-je ? », PUF.
  • Grard Marie-Aleth, 2022, L’égale dignité des invisibles – Quand les sans voix parlent de l’école, Ed Le Bord de l’Eau et Ed Quart Monde.
  • Dévoiler les dimensions cachées de la pauvreté, 2021, Revue Quart Monde, n° 258, https://www.revue-quartmonde.org/10299.

Revue Quart Monde N° 258 – Dévoiler les dimensions cachées de la pauvreté.

La recherche présentée dans ce dossier peut, de prime abord, laisser perplexe : que nous aurait-on caché de la pauvreté que nous ne saurions déjà ? Nous sommes largement abreuvés de chiffres et de statistiques, ainsi que d’analyses abordant les questions de pauvreté depuis un angle convenu, souvent le même, l’angle économique.
Mais nombreux sont ceux qui ne peuvent se satisfaire de ces outils et approches sommaires. Alors que la Banque mondiale considérait comme pauvres les personnes disposant d’un revenu quotidien inférieur à 1,90 dollar, certaines personnes se situant au-dessus de ce seuil de pauvreté avaient pourtant le sentiment de vivre l’exclusion et le rejet, la négation de leur dignité et de leurs droits.

Elles nous révélaient, intuitivement, que la mesure de la pauvreté était une chose infiniment plus complexe que le seul seuil de revenu disponible. Entre 2016 et 2019, des équipes de recherche du Mouvement ATD Quart Monde et une équipe de chercheurs de l’Université d’Oxford ont travaillé dans six pays (États-Unis, Grande-Bretagne et France ; Bangladesh ; Tanzanie ; Bolivie) sur un projet visant à mettre en évidence, avec la participation active et authentique des personnes concernées, les éléments qui caractérisent l’extrême pauvreté et permettent, d’une certaine manière, de la mesurer. « L’expérience fut ‘extra-ordinaire’ à plusieurs titres : par le temps pris, les méthodes utilisées, la diversité des participants, le pilotage partagé, les résultats obtenus », note Elena Lasida, membre de l’équipe nationale France de recherche. « Cette posture commune d’apprenti face au savoir de l’autre, a ‘habilité’ chacun à partager son propre savoir. » Les conditions d’animation ont en effet été déterminantes. Roxana, militante de Bolivie, explique : « Dans le groupe de pairs d’Hornuni, dans la zone rurale, […] Emma présentait et je l’aidais à expliquer en Aymara, parce que la plupart parlaient Aymara et donc ils comprenaient mieux ce qui était dit. »

Cette approche en croisement des savoirs a pour but d’élaborer de nouveaux savoirs, mais aussi de lutter contre les inégalités, de lutter contre « l’injustice épistémique » – le fait que certaines personnes sont exclues de la production du savoir. Quant au résultat de la recherche, il ne s’agit pas seulement d’une liste de dimensions de la pauvreté, mais d’une nouvelle compréhension de la réalité de la pauvreté dans chaque pays. Depuis 2019, cette recherche prend tout son sens : ses enseignements sont disponibles à un très large public qui est en train de se les approprier.

Martine Herbignat-Hosselet