Par Sylvain Connac – Université Paul-Valéry de Montpellier – LIRDEF
Lorsque l’on s’intéresse aux pédagogies de la coopération, on est obligé d’anticiper la présence des enfants subissant les conséquences de la pauvreté.
En effet, près d’un enfant sur cinq vivrait dans la pauvreté, près d’un sur dix dans la très grande pauvreté (Delahaye, 2015). En 2013, en France, 17 % des enfants (1,2 million) étaient en situation jugée préoccupante d’exclusion sociale : des problèmes de logement, absence de tranquillité pour travailler, des soucis pour s’habiller, se chausser, manger, pas d’accès à la pratique culturelle. « Et du fait de tout cela, avoir « des soucis dans sa tête », des soucis qui empêchent d’apprendre, d’avoir la tête libre pour écouter, comprendre et apprendre » (Grard, 2015, p. 16). Ces enfants et adolescents pauvres seraient, en plus, victimes d’une « spirale du malheur », prenant la forme d’une quadruple peine : « ils se perçoivent plus en difficulté à l’école ou dans leur famille, plus éloignés du système de soins, plus marginalisés dans leur quartier, plus en insécurité dans leur environnement proche mais aussi moins associés à la vie collective que les autres enfants » (Delahaye, 2015, p. 23). Ces réalités se traduisent par une proportion bien supérieure de troubles intellectuels et cognitifs repérés chez les enfants issus de familles défavorisées (60 %) que chez ceux des familles favorisées (9 %) (Grard, 2015, p. 19). L’exemple le plus significatif de cette douloureuse réalité est que 72 % des élèves de SEGPA seraient issus de milieux sociaux défavorisés, de même pour 80 % des élèves en ULIS (Grard, 2015, p. 19). Comme si la pauvreté monétaire condamnait à la relégation scolaire, ce qui semble particulièrement réel en France, plus que dans la plupart des autres pays développés.1 Au moins en France, le poids de l’origine sociale pèse indéniablement sur les parcours scolaires. 90 % des enfants de cadres et d’enseignants ont le baccalauréat sans problème, sept ans après leur entrée en sixième. Ce n’est le cas que pour 40 % des enfants d’ouvriers non qualifiés.2 Il apparaît donc clairement que ce sont d’abord la société et l’école qui vulnérabilisent les enfants, pas l’inverse (Brodiez-Dolino, cité par Maurin, 2018, p. 37). En France, l’école est unique, dans le sens où son organisation est la même pour tous. Malheureusement, cette « égalité des chances de départ » se traduit finalement, et ce depuis longtemps, par bien plus de chances de réussir pour les enfants de cadres par rapport aux enfants d’ouvriers. « Un enfant de cadre a nettement plus de chances de réussir qu’un enfant d’ouvriers, c’est tout ce que l’on peut dire. Mais c’est beaucoup. Car lorsque les écarts statistiques sont importants, qu’ils durent et perdurent, il faut bien se demander ce qui se passe » (Terrail, 2002, p. 9). Les écarts de réussite scolaire associés aux origines sociales soulèvent de graves incohérences et mettent en danger à la fois l’école et la République françaises car leurs destins sont liés. « À ce niveau atteint par les inégalités, il devient absurde et cynique de parler d’égalité des chances, c’est à l’égalité des droits qu’il faut travailler » (Delahaye, 2015, p. 12). L’accès aux diplômes, la principale marque d’une réussite scolaire, est assimilé à un capital culturel définissant considérablement les positions sociales. 84 % des pauvres ne seraient pas parvenus à dépasser le bac (Maurin, 2018, p. 60). Le choix de la coopération Pour toutes ces raisons, nombreux sont ceux qui réclament des pédagogies spécifiques pour ces enfants, dénuées d’implicites et d’autonomie, pour éviter les risques identifiés de malentendus sociocognitifs. Faire le choix d’une pédagogie appauvrie pour les enfants pauvres n’est pas une option que je soutiens.
Pour plusieurs raisons. La première, c’est un principe, est celle de l’évidente posture d’éducabilité à tenir avec ces élèves : quels que soient leur passé, leur éducation, leurs conditions de vie, tous sont en mesure de profiter pleinement de l’école. Y renoncer serait une faute humaine qui les condamnerait de fait à la relégation sociale et culturelle. La deuxième est l’importance des habiletés prosociales qui sont travaillées par la coopération : en organisant l’école de manière coopérative, on apprend aussi à vivre avec d’autres, ailleurs et plus tard. Naître d’une famille subissant la pauvreté n’a rien à voir avec l’avenir professionnel et humain des enfants. La troisième est que, même si apprendre est une activité individuelle (on ne peut pas apprendre pour quelqu’un d’autre), il reste plus facile d’apprendre avec d’autres. En d’autres termes, la coopération a ceci d’essentiel (et de paradoxal) qu’elle est en mesure d’aider chaque élève à mieux apprendre seul. Priver les enfants pauvres de pédagogies coopératives serait, sans le moindre doute, rendre leur travail d’apprentissage injustement plus difficile. Autrement dit, vous comprendrez que je ne partage pas du tout les orientations invitations à des « instructions directes et explicites ». Peut-être plus que d’autres, parce que leurs conditions de vie sont plus difficiles, les enfants pauvres ont le droit de se voir proposer d’autres pédagogies que celles du dressage (que l’on désigne par le terme à la mode de « modelage »). Les priver de libertés dans la classe les empêcherait d’en profiter pour se poser des questions. Ces questionnements sont prépondérants avant d’être mis en rapport à des savoirs, afin qu’ils se présentent comme des réponses à ces mêmes questions. De plus, naître dans des conditions austères ne devrait pas condamner à un avenir austère. Or, de nos jours, les métiers les plus attirants sont ceux de la relation : développer des habiletés prosociales dès l’école, c’est se donner davantage de moyens pour savoir travailler avec d’autres, savoir les écouter, faire preuve d’empathie et d’altruisme. Naître pauvre ne devrait pas être une barrière pour participer, une fois adulte, à ce gigantesque défi qu’attend l’humanité. C’est donc pour toutes ces raisons qu’il convient de penser les conditions d’une pédagogie coopérative pour tous. En effet, même si la coopération peut se montrer bénéfique pour les élèves les plus fragiles, il ne suffit pas de les faire coopérer pour que, ipso facto, ils réussissent scolairement. Plusieurs dérives inhérentes à la coopération ont été identifiées ; elles peuvent entraver lourdement les processus d’apprentissage nécessaires aux élèves (Connac, 2017) : • La dérive attentionnelle : qu’il y ait trop de bruit et trop de déplacements dans la classe • La dérive fusionnelle : que les enfants évitent les désaccords par peur de perte d’amitiés • La dérive productiviste : qu’ils confondent ce qu’il faut apprendre avec la manière dont le travail est organisé • La dérive différenciatrice : que les enfants pauvres se voient confiés des tâches coopératives subalternes, parce que les fonctions exigeantes sont plutôt confiées à leurs camarades. Quelles seraient donc ces conditions qui autoriseraient tous les élèves, y compris les plus pauvres, à profiter pleinement des organisations coopératives ? À ce stade de l’avancée de mes recherches, deux grandes familles de précautions apparaissent. Elles nécessitent toutes, en amont, que les enseignants se soient formés à ces savoirs pédagogiques, afin qu’ils puissent conduire leur pédagogie avec l’aide de ces éclairages. Les différentes déclinaisons de la coopération « Faire coopérer des élèves » n’a véritablement pas de sens précis. En effet, les pratiques coopératives correspondent à une myriade de déclinaisons, assimilables à une boite à outils à disposition des enseignants en fonction des besoins rencontrés. Il existe un nombre important de ces déclinaisons. Nous faisons le choix, dans ce texte, de n’évoquer que les plus connues3. Il s’agit de souligner clairement que chaque déclinaison coopérative correspond à des intentions précises, et qu’il convient de ne pas utiliser l’une pour l’autre (comme un artisan ne prend pas une truelle pour un marteau). Description Objectifs prioritaires Conseils coopératifs Réunion démocratique pour associer les enfants aux décisions de la classe qui les concernent Apprendre la démocratie par la participation directe Jeux coopératifs Jeux avec défi, mais sans perdant ni gagnant Susciter des liens d’amitié au sein d’un groupe Aide – tutorat Réponse à une demande d’aide à l’initiative d’un élève se trouvant bloqué par une consigne ou une situation Lutter contre le blocage et l’isolement scolaire Multiplier les sources d’information dans le groupe Entraide Association d’élèves rencontrant conjointement la même difficulté Travail en groupe Situation de confrontation d’idées dans la résolution d’une situation-problème Susciter le questionnement par le doute intellectuel Travail en atelier Espace d’activité autour d’un matériel spécifique et avec d’autres élèves Favoriser la vicariance : l’apprentissage par observation et imitation Travail en équipe Réalisation à plusieurs d’une démarche de projet Développer des compétences transversales (soft skills) Améliorer le transfert des apprentissages Discussions démocratiques Organisation démocratique d’un échange autour d’une question commune (philosophie, littéraire, scientifique…) Apprendre à penser par soi-même (de manière réflexive) Marchés de connaissances Organisation de stands pour échanger des savoirs Valoriser les élèves et développer le sentiment d’efficacité personnelle Des attentions spécifiques sont apparues nécessaires dans la mise en œuvre de ces déclinaisons coopératives. Pour les conseils coopératifs, ne pas aborder publiquement les conflits entre quelques enfants, afin de ne pas ostraciser un élève au sein de son groupe. Pour les marchés de connaissances, faire en sorte que chacun tienne un stand (quitte à l’aider à trouver une idée). Pour l’aide et le tutorat, laisser les élèves prendre l’initiative de demander de l’aide (ne pas le faire à leur place, même « pour leur bien »). Pour l’entraide, expliquer pourquoi il n’est pas efficace de s’associer avec un élève qui fera le travail à sa place. Pour le travail en groupe, avertir les élèves que le plus important est de ne pas être d’accord. Pour le travail en équipe, les avertir que l’essentiel n’est pas de réussir le projet à tout prix, mais plutôt que chacun trouve une place importante dans sa réalisation. Pour le travail en atelier, que les enfants ne soient pas seuls. Pour les jeux coopératifs, qu’ils soient récurrents dans l’emploi du temps de la classe. La formation des élèves Le principe d’une pédagogie coopérative n’est pas de « tout mettre en place ». Au contraire, ces formes de coopération sont à introduire en fonction des manques que l’on repère dans l’expérience de la classe. Par exemple, s’il n’y a pas de disputes entre les enfants et que tout semble bien aller entre eux, les jeux coopératifs sont inutiles. En revanche, si en travaillant en groupe, les élèves prennent l’habitude de rapidement se mettre d’accord avec le plus fort du groupe, il est nécessaire de leur expliquer la place importante du conflit dans l’acte d’apprendre. C’est pour cela qu’une formation préalable des élèves s’avère, très souvent, utile. Elle évite à celles et ceux qui sont les plus éloignés de la culture scolaire de tomber dans les dérives décrites précédemment. Elle aide aussi les enfants à comprendre pour quelles raisons ils coopèrent (et comment) et parfois, pourquoi il vaut mieux ne pas coopérer. En d’autres termes, cette formation initiale permet de lever des implicites et de rendre explicites les véritables priorités des situations coopératives : les jeux coopératifs ne servent pas à s’amuser, mais à créer de la confiance dans le groupe ; les conseils d’élèves ne servent pas à discuter, mais à trouver collectivement des décisions pour que chacun se sente dans les conditions les meilleures pour apprendre ; le travail en groupe n’est pas un temps de pause, mais aide les élèves, par la confrontation d’idées, à mettre en doute leurs certitudes ; le tutorat n’est pas l’occasion de réussir des exercices, mais de disposer de soutien quand on ne parvient plus, seul, à réaliser son travail pour apprendre… Cette formation, constituée d’exercices soulignant des aspects précis de la coopération que l’on veut faire conscientiser par les élèves (Connac, 2020), n’a pas besoin d’être longue. Elle « coute » quelques heures en début d’années et, au fil des mois, quelques piqûres de rappel si l’on s’aperçoit que des habitudes semblent s’oublier ou que des gestes problématiques voient le jour. Les conseils coopératifs sont aussi l’occasion d’aborder collectivement les petites difficultés de la coopération pour, progressivement, apporter des réponses concrètes4. Ce temps consacré à la formation des élèves devient rapidement un levier de gain de temps, qui évite d’avoir à régler des problèmes et à lutter contre les pièges dans lesquels certains sont tombés. Il aide aussi à transformer le groupe d’élèves en communauté d’apprentissages, dont la principale richesse est de diversifier les sources d’information. L’enseignant n’est plus la seule référence face aux obstacles de compréhension et chacun, y compris les élèves les plus fragiles, peut solliciter de l’aide et en apporter. C’est en ce sens que la coopération est une piste féconde pour organiser de la différenciation pédagogique. D’autres dispositifs pédagogiques, comme les plans de travail ou la boucle évaluative, se montrent particulièrement utiles pour ne décourager aucun élève et penser des organisations du travail des élèves qui permettent les progrès de tous. Toutefois, l’introduction de pédagogies coopératives pensées et rigoureuses nous apparaît comme un préalable à la fois solide, accessible et ferment d’optimisme pour une école véritablement démocratique. C’est en somme, ce qui est indiqué par la préconisation de la 37ème préconisation du rapport du CESE : « Le CESE recommande de développer les pédagogies coopératives. Pour cela la recherche est l’une des ressources à la disposition des équipes pédagogiques » (Grard, 2015, p. 82). Sans angélisme ni défaitisme, penser la coopération s’appuie sur une connaissance claire des différentes déclinaisons existantes ainsi que sur la volonté de préparer les enfants aux formes de travail vers lesquelles on souhaite les conduire.
Bibliographie
Connac, S. (2017). La coopération entre élèves. Futuroscope : Editions Canopé.
Connac, S. (2018). Ce que disent des élèves sur les classes coopératives en collège et lycée. Tréma, 50, en ligne : https://journals.openedition.org/trema/4265
Connac, S. (2020). La coopération, ça s’apprend. Paris : ESF Sciences Humaines – Collection Pratiques.
Delahaye, J.P. (2015). Grande pauvreté et réussite scolaire – Le choix de la solidarité pour la réussite de tous. Paris : IGEN.
Grard, M.A. (2015). Une école de la réussite pour tous. Paris : Conseil Economique, Social et Environnemental.
Maurin, L. (2018). Rapport sur la pauvreté en France. Paris : Observatoire des inégalités / Compas.