Entretien autour de l’ouvrage « Quand les sans-voix parlent de l’école » – 14 Décembre 2022

Catherine Hurtig-Delattre (CHD) s’entretient avec Marie-Aleth Grard (présidente d’ATD Quart Monde), Florence (directrice d’école maternelle), Vincent et Elodie (parents et militants ATD Quart Monde). Il s’agit de la version longue d’une interview à paraître dans le n°583 des Cahiers pédagogiques.

CHD : Je vous propose d’organiser cet entretien en deux temps. Dans un premier temps, j’aimerais que chacun, chacune parle de son expérience de participation à ce livre, à partir de vos places qui sont différentes. Puis je vous poserai une question à chacun, chacune.
Pour ma part, en tant que lectrice, j’ai envie de dire que la particularité de ce livre, au-delà bien entendu du thème qui traite de sujets très importants, est de donner la parole à des personnes qui ne l’ont pas souvent. On entend dans ce livre un certain nombre de parents en situation de pauvreté, de grands-parents aussi. On entend aussi des jeunes et je trouve ça vraiment intéressant. Et puis dans la dernière partie on entend des professionnels : un enseignant syndicaliste, une chercheuse, une directrice d’école. Donc on a vraiment une multiplicité de voix et un autre regard sur l’école. Et je sais que c’est une expérience de produire un livre, c’est une aventure ! Je souhaitais donc vous demander quelle aventure ça a été pour vous : pour Marie-Aleth de recueillir des paroles, et pour les autres de vous exprimer, ensuite pour tous et toutes de voir que vos paroles sont écrites dans un livre et que des lecteurs en profitent. Qui veut commencer ?

Florence, directrice : Je veux bien me lancer. Je serai très modeste, parce que pour moi c’est vraiment une première. Je ne me considère pas du tout comme auteure… j’ai juste répondu à quelques questions, lors d’un entretien avec Marie- Aleth. J’ai trouvé ça intéressant ! Je ne savais pas bien à quoi m’attendre. Elle m’a dit « on va faire une visio, je te questionnerai, et voilà ! » Et finalement, ça m’a permis d’avoir un retour sur mon parcours, sur ce qui m’a amenée là où j’en suis. Et de pouvoir échanger sur ce que je ressentais dans mon travail à l’école, c’était très riche. Ça, c’est pendant le moment de l’échange avec Marie-Aleth. Et puis après il y a eu la lecture du verbatim. Et là, ça fait bizarre : je me suis dit  » oui, j’ai dit ça ». Je me souviens que je l’ai dit, mais je le vois écrit par quelqu’un d’autre. Ça donne corps à des choses que je vis tous les jours. Voilà, c’est ce souvenir que j’en ai … une belle aventure pour moi, une belle expérience, complètement en dehors de mes habitudes.

CHD : Merci Florence. Vincent ?

Vincent : Quand on a fait l’interview avec Marie-Aleth… sur le moment, je ne réalisais pas trop que c’était pour un livre ! Parce qu’avec Marie-Aleth on se connaît, il y a de la confiance. C’est pour ça aussi que ce qui est sorti est simple et juste. Parce qu’il n’y a pas de calcul : c’est comme si on discutait normalement ! Et en effet, quand tu vois que ce que tu as dit est écrit dans un livre, ça fait un peu bizarre ! Quand tu parlais, tu réalises pas trop et après, voilà c’est là ! Mais ce que j’ai beaucoup aimé dans ces interviews, c’est qu’il n’y a pas que du témoignage. Il y a aussi la dernière partie où Marie-Aleth a demandé « qu’est-ce que vous espérez pour l’école de vos enfants ? » Et ça, c’est important ! En tant que militant d’ATD Quart Monde, j’estime que c’est bien d’apporter des témoignages, mais pas que ça. On a aussi d’autres choses à dire et dans le livre ça ressort bien. Je n’ai pas fini de lire entièrement, mais dans tous les passages que j’ai lus il y a cette question, et je trouve ça super important. On lit non seulement les témoignages des gens mais aussi les idées qu’ils ont, les solutions auxquelles ils ont pensé.

CHD : Merci beaucoup.

Marie-Aleth : Toujours très juste, l’ami Vincent ! Je vais expliquer ma démarche pour ce livre. Au départ, c’est Vincent Peillon, directeur de cette collection aux éditions du Bord de l’eau, qui m’avait demandé d’écrire un livre sur l’école. Et je lui ai dit « un livre sur Ma vie, mon œuvre n’intéressera personne. » Donc j’ai réfléchi et je lui ai proposé de faire un livre de conversations, en particulier avec des militants. Je ne voyais que ça. Il a accepté et ça s’est construit petit à petit. J’ai pensé à la structure du livre : raconter le combat pour l’éducation d’ATD Quart Monde me semblait assez essentiel. Je ne voulais pas trop me livrer, pas trop rentrer dans les détails, même si l’éditeur m’a un peu poussée ! Mais ce qui m’intéressait vraiment, c’est comme le dit Vincent – et je suis vraiment contente que tu dises ça, Vincent – c’est que ce ne soit pas simplement des témoignages. C’est que les militants et les professionnels que j’allais interroger s’engagent. Ce n’est pas simplement « je témoigne de ce que j’ai vécu, de ce que je fais, je donne aussi mes idées pour que cette école bouge. » Et ça, pour moi, c’est très important, parce que donner la parole à des militants quart-Monde c’est bien, mais ça ne suffisait pas. Il ne s’agissait pas de dire « J’ai eu un parcours scolaire qui n’a pas été comme j’aurais voulu » et c’est tout. Et il n’y a pas eu besoin de pousser chacune et chacun, ils avaient beaucoup à dire ! Et c’était les mêmes questions pour chacune et chacun.

CHD : Ce sont des personnes très engagées que tu as interrogées.

Marie-Aleth : Oui, mais dans des formes d’engagement différentes. Pas tous, forcément très engagés. Les deux plus jeunes, par exemple, c’est quand même assez différent. Quand on est en formation professionnelle, on est encore jeune… Ils ont à peine de recul sur leur parcours, ils n’osent pas encore dire : « quand même, je me suis un peu fait avoir dans ce parcours, quoi ! » Je trouve intéressant de voir que des jeunes d’une vingtaine d’années ne sont pas encore en possibilité de dire que oui, leur parcours a été rude. Ils n’analysent pas encore comme ça.

CHD : Alors justement, je voudrais m’adresser à Vincent à ce sujet. Quand j’ai lu le témoignage sur ton parcours, qui est très touchant, j’ai été frappée par votre manière de vous positionner en tant que parents, Élodie et toi. Vous dites « on ne veut pas reproduire avec nos filles ce qui s’est passé pour nous ». Et vous vous positionnez vraiment en tant qu’acteur dans l’éducation de vos enfants- tous les parents le sont d’une certaine manière, mais vous êtes actifs du parcours de scolarité de vos enfants. Tu parles aussi du choix de l’établissement à un moment donné, en disant « je ne vais pas mettre mon enfant dans n’importe quel collège ». Vous vous positionnez donc comme interlocuteurs, et je sais que ce n’est pas toujours facile ni toujours bien accepté par les enseignants. Est-ce que tu veux bien reparler de ça? Peux-tu expliquer comment ça se passe concrètement, ce positionnement ?

Vincent : C’est ce que Élodie et moi, on explique dans le livre. Quand on était jeunes, nos parents ne connaissaient pas grand-chose à l’école, tout simplement. Moi, par exemple, au moment de l’orientation, mon parcours je l’ai fait tout seul. Et mes parents, ils ne savaient même pas ce que j’allais faire. Attention, mes parents, je ne leur en veux pas…c’est juste qu’ils ne connaissaient pas. La chance qu’on a, Élodie et moi, c’est qu’on a beaucoup travaillé dans le réseau-école d’ATD Quart Monde. Autour de nous, on a des amis qui sont profs, donc on a toute cette culture, on a découvert ce monde-là. Et on a acquis des armes pour pouvoir aider nos enfants, pour pouvoir être comme les autres. Aujourd’hui, si notre fille a un problème avec un enseignant, on est en mesure de prendre rendez-vous et d’aller simplement discuter avec lui. Pour beaucoup de personnes, ça ne paraît pas grand-chose, mais nos parents n’étaient tout simplement pas en mesure de le faire.

Marie-Aleth : Bien sûr.

Vincent : Je sais que certaines personnes vont lire, et vont se dire mais ce chemin est exceptionnel. En réalité, nous ne sommes pas des personnes exceptionnelles, mais il est vrai que pour en arriver à là, il y a tout un parcours. Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain ! Il y a quelques années, j’avais beaucoup de rancœur envers l’école. Il y a dix ans, un rendez-vous comme ça n’était pas possible, parce que j’avais trop de colère. J’ai pu dépasser cette colère grâce aux rencontres et aux formations avec ATD Quart Monde. On a discuté avec beaucoup d’enseignants, on a découvert le métier. Mais en effet, on est super vigilants. Et je dis aussi dans le livre que pour nos enfants, c’est un peu à double tranchant parce que du coup, on est super exigeants envers eux ! A l’école, on attend qu’ils soient droits, qu’ils bossent bien, et oui, on est derrière ! Des fois, c’est compliqué. Par exemple quand elles font les devoirs, ça m’arrive de leur mettre la pression, parce qu’on a tellement envie qu’elles n’aient pas le même parcours que nous et qu’elles s’en sortent mieux, que parfois on est peut-être trop exigeants et c’est pas bon. Mais trouver le juste milieu, c’est pas toujours simple.

Marie-Aleth : La « continuité pédagogique », version Élodie et Vincent !

Vincent : C’est ça ! (rires)

CHD : Quel âge ont vos filles maintenant ?

Vincent : La grande va avoir onze ans, elle en sixième. La deuxième va avoir neuf ans, elle en CE2 et le petit vient d’avoir trois ans, il est en petite section de maternelle. Donc on en a une au collège, une en primaire et une en maternelle, ça fait tous les niveaux ! Et pour l’instant, ça se passe bien. Bon des fois… la semaine dernière, on a eu un rendez-vous avec la maîtresse. Notre fille a quelques difficultés, mais elle s’accroche, elle est sérieuse, elle travaille bien. La maîtresse était contente d’elle, elle n’était pas inquiète, elle a dit que si elle continue ses efforts ça va aller. Hier on était au collège pour la grande, on a réceptionné son bulletin et pour elle, ça roule.

CHD : Donc, si les enseignants ne proposent pas de vous rencontrer, vous prenez les devants, vous demandez une rencontre ?

Vincent : Oui ! Le cas typique ça a été avec la maîtresse de la petite. C’est nous qui avons demandé un rendez-vous. En fait si on sent une difficulté, on y va ! Et là notamment, on sentait qu’elle n’était pas très bien. Elle a tendance à se comparer à sa sœur, qui a des super bons résultats. Donc elle dit « moi je suis nulle à l’école ». Alors on a pris rendez-vous avec sa maîtresse pour refaire un point. Et du coup, c’était super bien, puisque la maîtresse l’a encouragée, elle lui a dit qu’elle avançait bien et que même si elle a des difficultés, ça va aller. Je voudrais revenir sur le choix du collège. Franchement il y a quelques années je ne pensais même pas qu’on allait se poser cette question. Mais là, clairement, quand on a cherché un nouveau logement, la grande était en CM2. Et on ne voulait pas qu’elle soit dans un collège comme ce qu’on avait connus nous, un collège où c’est la zone, quoi ! Là où on habite il y a trois collèges. Donc j’ai regardé sur Internet pour chaque logement, de quel collège on dépendait. Et tous les logements qui étaient dans la zone du collège où on ne voulait pas qu’elle aille, on n’a pas visité, on a évité tout simplement. Et ça, pour nous, c’est important. C’est comme ça, il était hors de question qu’elle aille là-bas. C’est mon avis, peut-être que j’ai tort ? Mais dans mon expérience, je suis persuadé que si on va dans tel ou tel collège, on ne va pas apprendre de la même manière ou on n’aura pas les mêmes conditions à la sortie pour la suite de la scolarité.

CHD : Et ça tient à quoi pour toi, cette différence entre les collèges ? Qu’est-ce qui fait que tu vas vouloir éviter un collège : c’est lié aux familles qui y sont, ou c’est plutôt par rapport à l’équipe pédagogique, ou un peu des deux ? Parce que la réputation d’un collège, on sait que ça peut s’inverser…

Vincent : Je fais part de mon expérience, de ce que je connais. Ce que je dis, c’est peut-être pas la vérité, mais c’est mon avis. Pour moi, c’est la population du collège. Parce que quand je repense au collège où je suis allé quand j’étais jeune, je pourrais donner une médaille aux profs. Les conditions de travail, c’était juste impossible. Pendant les cours, il y avait des bagarres tous les jours ! C’était des endroits qui n’étaient pas propices au travail. Je n’étais pas quelqu’un de trop agité et j’avais des notes acceptables, je m’en sortais à peu près. Mais voilà, et je le dis dans le livre : quand je suis parti dans un lycée qui n’était pas dans mon quartier, j’ai vu que je n’avais pas le même niveau que d’autres jeunes qui venaient d’autres collèges. On était plusieurs du même collège et on a tous galéré au lycée, c’était flagrant.

CHD : C’est sûr que ces questions de niveaux sont une réalité. Et en même temps, tu parles assez clairement de l’effet enseignant. Tous les témoignages du livre en parlent. Certains enseignants ont une posture différente, encouragent plus ou s’occupent plus de chaque élève…

Vincent : Oui, c’est sûr . A vrai dire, au collège j’ai pas trop eu de profs qui m’ont encouragé. Mais je ne leur jette pas la pierre, parce que leur travail était tellement compliqué ! Je pense que ces profs n’avaient qu’une envie, c’était de finir la journée et de rentrer chez eux. Ensuite quand je suis arrivé au lycée, la posture des profs n’était pas pareille, parce que les conditions de travail n’étaient pas les mêmes non plus. Je pense que les conditions de travail pour les profs, ça joue beaucoup : quand tu es dans un endroit où tu peux enseigner correctement, tout se passe bien. Mais quand dans la classe, tu te rends insulté, ce n’est pas possible. J’ai même vu des élèves qui levaient la main sur leur prof…

CHD : La structure du collège n’est pas aidante, avec cette séparation entre les profs et la vie scolaire. Il y a aussi l’âge des élèves qui est compliqué au collège, avec l’adolescence. Le collège cumule toutes les difficultés… il y aurait beaucoup à faire pour le changer !
Je m’adresse à Florence : je souhaitais t’interroger sur une démarche dont tu parles dans le livre. Vous avez décidé de questionner les parents sur ce qu’ils attendaient de l’école. Je trouve ça très intéressant, d’autant plus que tu expliques que dans ton école, beaucoup de familles ne maîtrisent pas la langue française. C’est une richesse de leur côté, puisque ce sont des gens plurilingues avant d’être « allophones ». Mais voilà, ça ne facilite pas la communication. Or vous avez entrepris en équipe d’interroger les parents sur ce qu’ils attendaient de l’école et sur ce qu’ils avaient compris que leurs enfants allaient apprendre. Peux-tu nous parler un peu de ce processus ?


Florence, directrice : Nous avons pris conscience qu’on pensait à partir de notre point de vue d’enseignants et de nos représentations sur les parents (« ils font ci, ils pensent ça… »). Grâce à l’accompagnement de la chercheuse, l’idée est apparue d’aller recueillir directement le retour des parents, leurs idées sur ce qu’on appelait un peu pompeusement « le sens des apprentissages ». Notre objectif, c’était de savoir ce que les parents pensaient qu’on apprenait à l’école, et aussi ce qu’ils souhaitaient que leurs enfants apprennent. Donc, on a été à la source auprès d’eux, avec deux modalités. Dans un premier temps avec un questionnaire écrit distribué à tout le monde. Et puis dans un deuxième temps les enseignants ont fait des entretiens avec quelques parents, pour aller au-devant de ceux qui n’auraient pas répondu, par oubli ou par réticence par rapport à l’écrit. Au total, on a eu une soixantaine de réponses spontanées, de parents qui ont rapporté les documents à l’école. Et chaque enseignante a questionné à l’oral au moins deux ou trois parents. Pour ça, au départ on pensait que ça serait rapide ! Mais bien souvent, les enseignantes ont été entraînées par la discussion, et ont pris du temps avec les parents. Au-delà de l’aspect quantitatif, c’était aussi l’idée que les enseignants puissent toucher du doigt les représentations, les idées des parents. Et là, bien que nous soyons une équipe d’enseignantes engagées, et très sensibilisées, on a toutes été surprises. On a vu que les parents ont des attentes qui ne sont pas si éloignées des nôtres. Et la grosse surprise, c’est de voir que certains parents, pour répondre, ont employé des termes très pédagogiques, et même des termes qui sortent des programmes. On a donc constaté de vraies attentes, qui rejoignent vraiment les préoccupations des enseignants, alors qu’on pensait que c’était beaucoup plus éloigné que ça.

CHD : C’est vraiment intéressant. Je redonne maintenant la parole à Élodie qui vient de nous rejoindre. Peux-tu nous dire quelle aventure ça a été pour toi de participer à ce livre et de voir tes paroles publiées ?

Elodie : Ça fait toujours du bien de pouvoir parler du parcours scolaire qu’on a pu avoir et de ce qu’on veut pour nos enfants, ça nous aide à réfléchir. En fait, quand on fait un entretien comme ça, on se rend compte qu’à chaque fois qu’on travaille sur l’école et qu’on en parle, on apprend des nouvelles choses. Et on se rend bien compte que l’on n’a pas la même façon de gérer l’école avec nos enfants que ce que nos parents ont fait avec nous. Et même nos parents, ils sont surpris ! Ils nous disent « ah bon, vous faites ça pour vos enfants ? Mais pourquoi ?  » Le fait de travailler sur l’école, de pouvoir en parler, de discuter avec des professionnels et entre nous, ça permet de changer des choses et ça fait du bien. Il n’y a pas de fatalité. On va essayer de faire monter l’ascenseur social. Bon là il est coincé au niveau zéro, mais il va bien monter à un moment donné ! (rires).

CHD : Tu as fait un grand chemin avec ATD Quart Monde et le réseau-école. Mais après, c’est un cran encore au-dessus de livrer cette parole pour qu’elle soit publiée, et qu’elle soit partagée avec les inconnus que sont les lecteurs…

Élodie : Oui, c’est vrai que c’est un peu intimidant au début de se dire que tout ça va être lu ! On s’est même posé la question, quand on a reçu le livre… Notre fille a dit « Oh là, là, je veux le lire ! » Et on lui a dit non, en fait, je ne veux pas que tu le lises, pas tout de suite !

CHD : Je crois que vous n’avez pas changé les prénoms dans le livre ?

Élodie : Non, les prénoms sont les vrais. Et on n’a pas forcément envie que nos enfants sachent tout ce qui nous est arrivé, parce qu’ils ne comprendraient pas. Ils se diraient « pourquoi mes parents n’ont pas pu faire ce qu’ils voulaient faire? » Alors qu’on n’arrête pas de leur dire qu’ils doivent faire ce qu’ils veulent faire. Et c’est compliqué d’expliquer ça à une enfant de dix ans, qui ne comprendrait pas. Ils sont encore trop jeunes. Mais du coup, c’est vrai que ça pose question.

Vincent : On a posé la question à Marie-Aleth. Et elle nous a dit qu’avec la grande, on peut le lire, et après, surtout, d’en parler avec elle.

Marie-Aleth : Mais oui. Je pense que c’est une fierté pour votre fille de lire ce livre. Même si, quand vous relisez votre parcours, vous n’avez pas envie que votre fille ait ce parcours-là… N’empêche que c’est une fierté. Donc c’est important d’en parler avec elle et que vous puissiez répondre à toutes ses questions.

CHD : Je reprends la question que j’ai posée tout à l’heure à Vincent. Je lui disais qu’à la lecture de vos deux témoignages, j’avais été frappée par votre prise de parole en tant qu’ex-élève et en tant que parent. Tous les deux, vous expliquez bien la différence de positionnement. Et j’étais marquée par une de tes phrases, Élodie, lorsque tu dis « je ne donne pas carte blanche aux enseignants comme ma mère le faisait ». Je trouve cette phrase très puissante, parce que je sais que les enseignants ont souvent le désir que les parents d’élèves leur donnent « carte blanche ».
C’est ce qu’ils appellent « faire confiance ». Personnellement, lorsque je travaille ce sujet en formation, je propose de réfléchir à une autre conception de la confiance, qui se construit de manière réciproque. Et du coup, peux-tu nous expliquer ton positionnement vis à vis des enseignants ? Ça veut dire quoi pour toi, ne pas donner carte blanche ?

Élodie : J’ai un exemple concret. Il y a une enseignante dans notre école … hum… au niveau pédagogique, ça marche très bien. Mais elle a un problème pour le dialogue avec les parents. Et pour moi, c’est primordial, autant que la pédagogie. Avec notre aînée, ça avait été un peu compliqué et ça avait frictionné. Et elle a eu ensuite ma deuxième fille. Elle est assez dure avec les enfants, et j’avais eu des échanges de mails avec elle, très courtois mais expliquant que je ne cautionnais pas certaines choses. Il s’était passé un incident avec ma fille aînée : la maîtresse l’avait sanctionnée durement pour un dessin qu’elle n’avait pas rangé, et pour ma fille, ça avait été une grosse injustice. Ma fille m’a expliqué ce qui s’était passé et je l’ai vécu comme une violence envers elle. Attention, je ne donne pas raison à ma fille sans savoir. J’ai interrogé d’autres parents pour voir s’ils avaient le même son de cloche et tout le monde a expliqué la même chose. À ce moment-là, j’ai envoyé un mail à l’enseignante en disant « Je ne suis pas d’accord, on ne peut pas traiter les élèves comme ça ». Et j’avais mis la directrice en copie pour dire que je n’étais pas d’accord avec cette façon de faire. Et après, ça allait mieux. C’était important pour moi de pouvoir dire que ce qu’elle avait fait, je ne le cautionnais pas.

CHD : Suite à ce mail, est-ce que vous avez pu parler ?

Élodie : Non. Elle a répondu à notre mail en reconnaissant que notre fille ne posait pas de problème en classe, mais en disant que ce jour-là, la sanction était justifiée. Elle ne nous a pas reçus pour discuter et elle a essayé de se justifier, mais je crois qu’elle s’est bien rendu compte que c’était un peu violent. Je pense que sur le coup elle ne s’en était pas rendu compte, mais après, peut-être en discutant avec la directrice, elle s’est dit qu’elle aurait pu faire autrement.

CHD : En fait, tu l’as aidée à se remettre en cause, en ne te laissant pas faire, même si elle ne l’a pas dit. Mais je comprends que quand tu as vu que c’était la même enseignante pour ta deuxième fille, tu appréhendais un petit peu.

Élodie : Oui, on appréhendait, surtout que notre deuxième fille a un peu plus de difficultés. Donc, je me suis dit « qu’est- ce que je fais, est-ce que j’attends ? ». Et finalement j’y suis allée dès le deuxième jour. Parce que je savais que si on ne pouvait pas avoir de lien avec l’enseignante de notre fille, ça allait être une catastrophe. Donc, j’ai décidé de prendre le truc à bras le corps et d’aller la voir. Je lui ai expliqué les difficultés de ma fille, qu’elle voit une orthophoniste, qu’elle va à l’aide aux devoirs. Je lui ai dit « on est une équipe, sinon ça ne marchera pas ». Et là, elle m’a regardée et elle m’a dit « Oui, oui, on va travailler en équipe ». J’ai expliqué qu’il fallait appeler l’orthophoniste deux fois par an pour se mettre d’accord sur ce qu’il faut qu’elle travaille. J’ai dit qu’il fallait qu’on se voie assez régulièrement, pour savoir ce qu’on peut faire à la maison pour l’aider. Je pense qu’elle a été prise au dépourvu, mais ça a enclenché un truc où elle s’est dit cette petite est en difficulté, je vais l’aider. Et finalement ça se passe super bien. Elle porte une attention à notre fille et on fait équipe. Franchement.

CHD : Tu l’as un peu déstabilisée, mais tu as permis à la situation d’avancer. Je suis impressionnée. J’ai été directrice d’école, et c’est assez rare de voir des parents qui prennent les devants comme ça et qui osent…

Élodie : Elle nous a dit une chose par la suite, qui nous a touchés : « je me retrouve dans votre fille. J’avais des difficultés comme elle, et je me revois un peu dans cette enfant ». On s’est dit c’est bien, elle se préoccupe de notre enfant et ça fait du bien de se dire qu’on a aidé à ça. Voilà pourquoi je dis qu’on ne leur donne pas carte blanche, et ils le savent bien. Je suis parent d’élève élue et dès qu’il y a un truc qui ne va pas, ils savent très bien que je vais venir en parler !

CHD : Dans ton récit , c’est vraiment intéressant de voir une enseignante qui a avancé et qui s’est laissé influencer, dans le bon sens du terme, par une mère qui était au départ plutôt dérangeante pour elle. On peut le dire, parce que quand tu as envoyé le mail la première fois, ça l’a dérangée. Lorsque je suis en formation sur ce sujet, c’est souvent ce que je dis aux enseignants : « laissez-vous bousculer, vous verrez que ça va vous faire avancer. » En fait, il faut accepter le premier dérangement et ce n’est pas facile.

Florence, directrice : Dans cette histoire, ce qui est merveilleux, c’est que ça partait d’un préjugé et un avis négatif sur l’enseignante. Et au lieu de rester avec ce préjugé, tu as réussi à te dire « de toutes façons on n’a pas le choix, il va falloir qu’on s’entende ». Vous avez pu faire alliance et cette alliance est partie du côté des parents. Chacune a fait un effort. En tant que directrice, je suis souvent amenée à faire médiation entre des parents et des enseignants. Maintenant, les enseignantes de mon équipe ont compris qu’il faut tout de suite venir en parler, dès qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas ou une discussion qui est bloquée. On a limité les conflits, on est plutôt sur des mésententes. Et on peut arriver à trouver une alliance quand chacun écoute le point de vue de l’autre sans juger. C’est beau comme récit.

CHD : Merci à vous quatre. Marie-Aleth, je te propose de dire le mot de la fin, à propos de cette publication. J’ai vu que ce livre n’était pas passé inaperçu dans le monde de l’éducation. Tu as collecté tous ces témoignages, tu as été au bout de cet ouvrage, et ce livre est aussi l’occasion de présenter la recherche CIPES, qui est portée à la connaissance des lecteurs. Comment vois-tu les choses aujourd’hui ?

Marie-Aleth : La première préoccupation pour moi avec ce livre, c’est d’espérer ouvrir des fenêtres, des yeux, des oreilles d’enseignants pour qu’ils ne regardent plus les enfants dont on parle dans ce livre de la manière dont ils sont trop souvent regardés et étiquetés. Donc, c’est espérer qu’enfin ça bouge, chez un maximum d’enseignants ! J’espère qu’ils ne prendront pas ce livre comme un écrit qui les montre du doigt, parce que ce n’est pas du tout ce que l’on cherche à faire. Je sais que ce n’est pas facile à lire, c’est un peu rude. Mais n’empêche, c’est la réalité. Et l’espoir, c’est qu’ils comprennent qu’on veut faire bouger cette école tous ensemble. J’espère le diffuser un maximum pour que les enseignants le lisent et se disent « ah oui , ça fait penser à Quentin, à Mélissa, à Kevin, que je connais dans ma classe, dans mon école ». Voilà, les faire réfléchir : comment agir avec ces enfants-là ?

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